Déménagements

, par Simon o Tarsier

Appartement vide. Vide de meuble, vide de vie. Un matelas, un poste de télévision à même le sol. Quelques cartons de livres enveloppés dans de vieux journaux. Veille de départ. Dernière nuit sur ce vieux matelas à fixer les fissures du plafond. Les tâches d’humidité des infiltrations d’eau. Les craquelures. Changement de lieu. Séparation sans crise. Éviter les bilans fin de siècle et fuir les lieux communs.

Départ un. Trottoirs mouillés, abandonnés aux promeneurs de chiens. Il pleut délicatement dans la lumière des réverbères. Les villes appartiennent à ceux qui les parcourent de nuit. La gare n’est plus très loin. Il est tard, on ne saurait trop dire. Des êtres s’enlacent une dernière fois en fermant les yeux. Puis regarderont partir les derniers trains, détachés. Une femme fouille une poubelle sous un néon défectueux. Dernières annonces. Dernières valises hissées dans les wagons. Le train va partir. Ceux qui restent s’approchent des carreaux. Ceux qui restent cherchent le dernier geste, celui pour la mémoire, celui qui restera souvenir éternel. Conclure et résumer. Je n’ai rien à faire ici, mais les gares n’appartiennent à personne. Ou à des absents qui n’en ont plus qu’un souvenir anonyme, alors... Retour.

La télévision d’un voisin s’anime vaguement. Quelques accords sur un piano, une esquisse de mélodie. Une musique. Des bruits de tuyauterie, de l’eau qui coule quelque part. Une porte qui claque. Ailleurs. Tout l’immeuble semble venir résonner dans la pièce vide. Une alarme dans la rue un peu plus loin. Une respiration dans le silence. La mienne peut-être. Encore un coup de feu (la télévision). La ville s’endort, sereine et poisseuse. La ville n’est pas une prison, un réservoir d’âmes captives : certains la fuient. Il suffit de partir : ce n’est qu’une question de volonté. De même pour le sommeil.

Départ deux. Sur un port, une jetée, près d’un phare, dans un pavillon isolé, sur une plage déserte, ou sur une piste de danse, défigurés par une lumière noire ou les stroboscopes, nous simulions la joie, buvant par jeux, et partions en fumées. Nous mêlions des embrassades d’ivrognes aux gestes les plus tendres. Nous roulions sur le sable, le crâne fracassé sur les rochers, insectes aveuglés. Puis les silhouettes se relevaient dans un dernier effort, criaient leurs prénoms en exhibant leurs cicatrices, prenaient des têtes de circonstances, se juraient à mots raccourcis que jamais et que personne. Confidences balbutiées, amours réinventées, vies résumées, attouchements esquissés, les corps revenaient près des flammes y consoler leur part d’ombre. Pas de cicatrice : pas de blessure. Retour.

Le commutateur bourdonne dans l’escalier. Bruits de voix qui s’étouffent sur un paillasson. Un rire, un shhh. Un verrou qui tourne. Le rai de lumière sous la porte d’entrée persiste un instant, puis disparaît. Il est déjà tard. Le réveil clignote. Il faudra le débrancher. Et ne pas l’oublier. Silence dans l’immeuble.

Départ trois. A quoi bon prolonger l’attente ? Tu ne viendras pas, n’est-ce pas ? (Peut-être même, n’existes-tu pas). Avec qui es-tu ? En corps/en cœur/en esprit. Je ne te connais plus. Je ne saurai plus imaginer que des contacts éphémères. Tristes mécaniques. Tout cela n’est rien. La nuit, finalement, seules les ombres importent. Je reste là, à terre, atterré. À compter les étoiles. Toutes ces nuits à caresser ton corps sans t’atteindre vraiment. Ah. Il faut se résoudre à des regards qui s’évitent. À deux corps sans plus de conversation que des cadavres. La désinvolture de nos gestes s’aiguise lentement. C’est une question d’attitude à l’indifférence travaillée. Chacun reprend sa place, et ses affaires. Me revoilà bien à l’étroit. Les mains vides. Il y a peu, je devinais ton ventre du bout des doigts. Retour.

Je m’entrevois un instant, le temps d’ouvrir l’armoire à pharmacie. Le tube de somnifères tombe dans le lavabo. Vide lui aussi. L’aspirine, à défaut, part en bulles. Derrière le vasistas, la ville attend. L’éclairage public fige les rumeurs des grandes artères. Entailles de lumière dans le sombre des immeubles. On ne voit pas les étoiles. La ville parait loin et distante d’un septième sans ascenseur. On ne voit jamais les étoiles en ville. (Il ne pleut plus). Tous les objets sont durs et blessants, il me semble, pris dans la lumière du néon. Par précaution, j’éteins la lumière avant de refermer l’armoire.

Départ quatre. Après l’orage, nous irons jouer, c’est promis. Avec l’enfant. Le suivre dans ses jeux. Faire peur aux grenouilles en couchant l’herbe humide du bout de nos bottes. Secouer les branches chargées d’eau. Cueillir les fraises des bois par poignées. Et, comme lui, les engouffrer dans sa bouche du plat de la main. Sur nos visages, un sourire indulgent. Il nous faudra nous nourrir de son insouciance, et de ses airs tristes et graves, de ses éclats de joie soudains. Et l’accompagner au seuil de son histoire. Préserver ses faiblesses. Essuyer les larmes sur son visage. Consoler, tant que faire se peut. Avec lui, boire l’eau de pluie. (Fais "Ah !", comme ça !). Le visage vers les nuages. Profiter de son rire (avant qu’il ne s’éteigne). Mais le temps tarira la source, lui enseignera des gestes mesurés, et des regards ternis. Et nous... Et nous, incapables de le suivre, nous le regarderons d’un oeil critique, ne nous reconnaissant plus dans son miroir. Nous resterons suspendus, désemparés jusqu’à la prochaine génération. Retour.

J’ai allumé la télévision et coupé le son. Zappe, zappe. C’est bizarre comme on voit mieux les gestes du cafetier, des clients, du serveur. Quand on se bouche les oreilles. Dans un café. Le déroulement semble plus continu, plus logique. Pas à la télévision. Le mouvement des caméras ne doit pas être celui du regard.

Départ cinq. Ils sont là. Tombés du hachoir à images. Absents, pourtant. La caméra s’arrête sans s’appesantir. Presque respectueuse (presque). L’image prend de l’ampleur dans le silence (son toujours coupé). Les commentaires offenseraient le recueillement. Ils sont toujours là (mais leur temps est compté, comme pour tous). Leurs regards, surtout. Qui ne demandent rien. Ça y est. L’image repart. Ailleurs. Vers d’autres choses. De préférence, bruyantes et colorées. Nous sommes ainsi. On zappe et on oublie. Nous sommes là, avec des horizons de plus en plus étendus, et des bras de plus en plus courts. Nous, nous sommes là. Ou presque. Nous nous achetons des visions à cent quatre-vingt degrés, et des écrans à coins carrés où nos corps, à leur tour, vont s’aplatir. Nous sommes comme ça : oublieux. Tachant de préserver notre immobilité : cet équilibre instable entre nous. Statu quo craintif. Que personne ne bouge. Il nous faut des habitudes, des devoirs, des intérêts. Des justifications, en somme. Nous avons baissé les bras sur nos vies, et voilà, sur nos yeux. Nous gardons un silence étriqué. Ou alors, nous gueulons en menaçant du poing. Incapables de parler. Simplement. Toutes ces vies qui se défont... Quand j’étais petit, je pensais que Dieu me sauverait parce que j’étais plein de bonne volonté et d’intentions louables. Le monde, qui a appris l’économie des sentiments, en déborde. Nous n’avons plus ni honte, ni regret. Nous avons tué nos désirs, et le voyeurisme nous est placebo. Par une si petite lucarne, on ne peut voir qu’un tout petit monde. Et pourtant, nous sommes là. Et nos visages se croisent. Retour.

Immobilité. J’ai coupé la télé. Time is running. Même si on débranche un réveil (j’ai débranché le réveil). Toujours les mêmes scènes. (Nue, tes reins qui se cambrent, et tes mains, et tes mots, et tant de peau contre ma peau que c’est à s’y noyer). La même nausée. La même solitude. Il ne reste plus que quelques heures avant de partir. Je n’arrive plus à imaginer ton corps que contre d’autres corps. Le réveil empaqueté fini dans un carton d’eau minérale. Inventaire hâtif. Un réveil (donc). Des livres (romans russes). Un masque (africain). Une flûte (à champagne). Un foulard (noir). Une poupée (russe elle aussi). Un couteau suisse. Un jeu de cartes. Une photo (évidemment). En fait, il faudrait partir sans plus y penser. Et profiter du calme des instants qui précèdent l’aube. Si seulement... la pluie hésite. Le jour ne tardera plus.

Départ six. Nous nous sommes revus finalement. (Était-ce bien toi ?) À la terrasse d’un café criard et remuant. Tu arborais un sourire discret, une nouvelle coupe de cheveux et un chemisier que je ne connaissais pas. J’ai croisé ton frère l’autre jour dans le métro. Oui, je sais, il m’a dit. Tu as pris des vacances ? Non. Et toi ? Et ton travail ? Bah, tu sais... rien de très nouveau. Moi, j’ai une conférence de prévue à Berlin au printemps prochain. Ah, tu dois être contente, toi qui craignais... Tu vas toujours à tes cours de ... Oui, enfin, irrégulièrement... Tu as appris pour S ? Oui, je l’ai eu au téléphone vendredi dernier. Je pense descendre les voir le mois prochain... si j’ai le temps... Lorsque plus rien ne les nourrit, les faits tombent à l’eau comme jetés par une main distraite. Porteurs d’aucun sens, d’aucune importance, on ne peut que les égrener, avec un léger vertige. La conversation même, condensée par la mémoire, épurée de ces silences, ne tardera pas à devenir un de ces petits cailloux que nous jetterons négligemment. Il y eut beaucoup de silences encore, et des gestes gênés, retenus. Elle dit aussi tu as l’air d’aller mieux, ce qui occasionna à nouveau un silence qui passa inaperçu dans le vacarme des rues. Plus tard, elle dit aussi tu me manques. A moins que ce ne soit moi qui aie prononcé ces mots ? Quoi qu’il en soit, ces paroles s’écrasèrent entre nous sur la table. Comme autant de poissons asphyxiés à l’ouïe battante. De qui prétendons-nous perpétuer le souvenir... Retour (retour).

Le jour ne se lèvera plus maintenant. Il est trop tard. Il s’est trop fait attendre. La ville, derrière le rideau, semble livrée à elle-même. L’obscurité grouille : ombres décharnées, longs corps habillés de manteaux d’hiver, formes aux déplacements souples. Ils éteignent les réverbères à coups de pierre. Abandon. Il faudra ne rien garder. Laisser les mots, les musiques (ni java, ni sonate, ni tango, ni requiem), les émotions. C’est l’heure du départ. Des matins gris. De la pluie. Et du hasard. Tous les insomniaques (les noctambules) finissent par s’assoupir. D’une manière ou d’une autre. Il n’y a plus qu’à partir. Ailleurs. Avant leur réveil. Se dissoudre dans la nuit. Dans l’oubli.

Dernier départ. Pour la face cachée de nos mémoires imparfaites. Là où courent et s’emmêlent les fils de nos histoires. Là où règne la peur. Où nos masques ne cachent plus nos infirmités. Les yeux et les visages. Là où se retrouvent ceux qui ont cessé d’attendre. En plein mouvement ils sont tombés... L’instant de la chute (quand les ailes se détachent, que les plumes tourbillonnent et que nous sommes soudain trop lourds). L’instant de la chute... Dernier départ. Coupés les fils. (Plus rien ne me retient). Les marionnettes ont coupé les fils. Et se sont affaissées sur elles-mêmes. (Le marionnettiste en rit encore). Tas de chiffons informe. Une fois parti, il n’y a plus rien. Plus d’avant ni d’après. Plus rien d’important. Seulement le bruit des roues sur les rails. (Et les cris). Il n’y aura pas de retour. (Le centre même des villes où nous avons vécu). De loin, tout semble hésitant. Entre ténèbres et lumière zone floue et portuaire celle du dernier départ les vieux marins reviennent crever sur le port dans le bruit des vagues les corps à la dérive dans les matins brumeux racontent l’histoire de leur mort et nous dériverons sans fin de l’autre côté il n’y a rien dériver infiniment en des lieux qui ne se souviennent même plus que nous les avons fait vivre (le bateau de l’enfant chavire dans l’eau sale de la fontaine) ailleurs la peur au ventre vers les flammes fin d’été langueurs les femmes et les hommes se croiseront danses païennes des voiles chatoyants gestes précis fragilité frôlements imperceptibles des désirs les visages contre les visages sur le rythme lancinant des tambours des forains obsession (saurai-je alors te reconnaître) ailleurs les paupières lacérées la mort est patiente tous ces êtres je reconnais l’odeur de ta peau la chaleur des flammes la chaleur des corps partir plus loin encore pour ne plus entendre rabâcher des clichés mes chairs meurtries tu ne peux plus me blesser la camisole brûle je ne t’avais pas reconnue la vie est un silence qu’il faut savoir écourter une farandole dérisoire un semblant le diable est une vieille femme haineuse le diable a ton regard à ce qu’il paraît les journaux ne parlent jamais de ces choses là (je n’existe pas) ailleurs déchiqueté mais maintenant c’est sans importance ceux qui vivent dans les chuchotements le velours des étoffes les vapeurs des zones industrielles enfin déferlement de violence pour oublier les petitesses la routine l’aigreur conjugale écartelée la vie frustrations chantez ! chantez ! (les lieux se succèdent n’ont plus d’importance se dissolvent) nous brûlerons nos corps nous vautrerons dans la haine enivrée de résine irresponsables et fuyants se disputant miels et pollens sous l’humus des feuilles d’automne nos fins odorantes vous passez devant mes yeux mais ne me touchez plus tous ces êtres toutes ces vies toutes ces désirs ne me concernent plus je ne me ressemble plus je ne t’avais pas reconnue les acteurs gesticulent sottement en attendant que le décor s’effondre dernière erreur dernier sanglot il n’y a pas de retour c’était la dernière répétition.

Mais personne ne viendra frapper les trois coups.

P.-S.

Une version initiale de Déménagements a été primée, sous pseudonyme, au concours régional de nouvelles littéraires de l’Espace Bonnefoy en 1995.
Une version courte a été publiée, toujours sous pseudonyme, par la revue Paso Doble (n°9-10) en 1999.
Des extraits de ce texte ont été mis en scène, dans le cadre du concert mix’art Voyages intérieurs, organisé par le groupe Semes, à Paris, en 2002 et 2004.